1914 L'entrée en guerre vue de Commarin

témoignage de Clémentine de Laverchère
transcrit par sa petite-fille Louise Rérolle

Journal de Mémé du 30 juillet au 8 août 1914

Jeudi 30 juillet

Un coup de téléphone de mon beau-frère Henry Rérolle depuis Dijon hôtel du Jura. Ils ont quitté précipitamment la Suisse (tante M. Sainjon, Marie, Jean et Henry) pensant venir immédiatement à Commarin ce soir même. Les bruits de guerre se répandent de plus en plus, Henry téléphone qu’il croit plus prudent de regagner vivement Orléans, craignant de ne plus pouvoir rentrer à Orléans et à Chateauroux.

Le domestique Jean Chassigneux très ému par ces bruits de guerre demande à partir pour Tazilly avec sa femme afin que si la mobilisation a lieu il ait le temps de revoir les siens avant de partir à Nevers rejoindre son régiment.

Les Henry quittent Dijon le 30 juillet à minuit.

31 juillet

Départ de Chassigneux à 5h1/2 du matin, quand les reverrons-nous ? Si la mobilisation a lieu Marie sera bloquée. Comme ma femme de chambre Annette Thomas nous a quitté le 9 pour les préparatifs de son mariage avec Antoine Deloute, valet de chambre de Mme Abord à Autun, nous voilà réduits aux services d’une jeune fille de Semarey, Louise Buret. Je fais appel à tous mes souvenirs de cordon bleu pour faire une cuisine passable (au Sacré-Cœur des Anglais, classe supérieure, on nous a appris les 1ers éléments de la cuisine, je me suis souvent applaudie de cela).

Mr Léon Chalon à qui Louis a vendu les bœufs du Breuil, vient lui donner un acompte, il est en auto et propose aimablement à mon mari de l’emmener à Dijon, ce qui est accepté avec empressement. Louis ayant à faire à la Banque de France. Ils ne s’arrêtent qu’une heure, le temps d’aller à la Banque qui présente un spectacle inaccoutumé. La cour est remplie de monde, deux agents en gardent la porte et ne permettent d’entrer que par fraction de 20 personnes.

Louis dit que l’aspect de la ville est morne, de minute en minute, on s’attend à une mobilisation puisque l’Allemagne se déclare en état de siège et que la Russie mobilise et qu’aucune négociation en vue de la paix n’a l’air de vouloir aboutir.

1er août

Cette nuit nous sommes réveillés en sursaut par un brusque coup de sonnette du facteur qui apporte un ordre de réunir tous les chevaux et voitures qui pourraient être nécessaires en cas de réquisitionnement. Au petit jour nous nous levons pour atteler la mule que Louis est allé chercher au pré et mon mari part pour Semarey communiquer l’ordre du Préfet à ses administrés. Certainement la mobilisation ne peut tarder.

1er août 10 heures : Je trouve le valet de chambre des André de Précourt dans le vestibule qui me dit que ses maîtres sont à la grille en auto et nous demandent. J’appelle Louis et les enfants, nous courons tous : mon beau-frère emmène ma sœur chez ma mère à Tazilly et ne fait que les deux chemins, persuadé qu’il va recevoir son ordre d’appel ce soir même ; il irait à Auxonne pour être dirigé de là sur Belfort.

4 heures ½ : Le tambour sonne, c’est la mobilisation générale ; on prend tous les hommes jusqu’à 48 ans ; on a beau dire que la mobilisation n’est pas la guerre, on la sent dans l’air.

5 heures : L’auto qui a conduit mon beau-frère de Précourt repasse, André descend, nous donne des nouvelles de Maman et de mes sœurs Louise et Madeleine. Il est heureux d’avoir laissé Marie près d’elle. Maman m’écrit et me parle d’une femme de chambre qu’elle a en vue pour moi, mais en ce moment mes préoccupations sont ailleurs. André regagne Dijon pour être à Auxonne cette nuit et prendre des ordres pour ses hommes, il est capitaine de la réserve.

Tous les domestiques de Commarin et de Semarey partent à l’exception de notre petit Charles Diot qui a 17 ans et grand comme mon petit cousin Henry Lembezat que j’ai ici depuis une quinzaine de jours. Je ne sais comment la moisson va se faire avec si peu d’hommes dans nos villages. Tous ne partent pas le même jour, le cocher de ma belle-mère s’en va le 9e jour, l’avant-dernier de la mobilisation qui commence demain à la 1ére heure du matin.

Dimanche

Dernière messe de notre curé, Mr l’abbé Boiteux, aussi y assistons-nous avec émotion ; après l’Evangile dans un petit mot ému il nous dit de respecter les larmes et la plainte qui monte des villages de France, de prier de tout cœur pour faire oublier au Bon Dieu les raisons qu’il a d’exercer sa justice, puis enfin d’avoir confiance. Haut les cœurs, la France Dieu merci est de taille à se mesurer avec l’Allemagne; faisons notre devoir nous qui restons en menant une vie bien chrétienne, et par la dignité de notre vie, par notre dévouement, notre travail, remplissons utilement nos journées.

Après Vespres, Mme Lenoble vient me voir et tandis que nous causons, voilà un grand diable d’homme qui sonne à la porte :c’est Robert de Courtenay qui arrive en auto, nous laissant celle-ci à garder, il va rejoindre son poste demain à Dijon. Il croyait encore y trouver André. Ma tante de Courtenay et Hélène vont bien, mais leur peine fait mal à Robert qui a préféré couper court aux adieux et passer cette soirée sans elles, il nous quittera demain matin pour partir avec Mr Lenoble et un groupe de Semarinois. Je vais faire le lit de Robert.

Lundi

Louis veut conduire Robert à Semarey avec la mule. Il revient édifié de la bonne tenue, du courage de nos partants, en particulier de Mr Lenoble. Tous partent, ils sont six : Mr Lenoble, Robert, Antonin Mignotte (jardinier de ma belle-mère, mari de Marie Picard), Eugène Lucotte, Pierre Poupon, notre domestique, et Alfred Genevoix. Celui-ci par sa gaieté et son entrain réussit à faire rire ses compagnons de route que Mme Lenoble a voulu accompagner jusqu’à Pouilly avec François Allier qui conduit la voiture.

Jean-Marie Henriot (notre chef de ferme) est à six km d’ici à Créancey, gardant le souterrain du canal ; sa pauvre femme ne peut se consoler de l’engagement de leur fils André l’année dernière à 18 ans. Il est au 29e à Autun. Hier son régiment n’était pas parti, Robert qui a passé par Autun nous l’a dit et je le lui ai fait téléphoner à Marie Henriot qui croyait déjà son fils parti à la frontière.

Il y a eu tant de coups de téléphone que je ne sais où j’en suis : les chevaux sont réquisitionnés pour Jeudi. Je pense que Sultane la jument de ma belle-mère sera prise ; il ne nous restera plus que la mule Coquette indispensable à Louis. Si nous savions conduire l’auto de Robert ! Les enfants auraient assez envie d’apprendre. Le docteur Virely dit que ce sera lui qui en profitera si on réquisitionne la sienne.

Mr le curé vient me rapporter la Vie de St François d’Assise ; il doit partir jeudi pour Saulieu au couvent des Ursulines comme infirmier.

Mardi

J’ai une lettre du père Thierry à qui j’avais écrit au commencement des vacances pour lui demander conseil au sujet des lectures et devoirs à faire faire à mon fils aîné Henry qui vient d’échouer selon nos prévisions à son baccalauréat Latin-Grec 1° partie. Toujours pas de journaux de Paris, nous n’avons pas eu d’Echo de Paris depuis samedi et cette absence de nouvelles ajoute encore à l’anxiété. Les bruits les plus contradictoires circulent, les nouvelles les plus fausses se racontent, mais ce qu’il y a de certain c’est que l’Allemagne veut la guerre: elle a pénétré en France par le duché de Luxembourg, ses soldats ont massacré un …. et le curé; ils ont tenté de réquisitionnner du bétail. Par toutes ces provocations l’Allemagne voudrait nous obliger à déclarer la guerre peut-être dans l’espoir que l’Angleterre ne viendrait pas soutenir nos armes.

L’abbé Groslier et son frère Auguste viennent nous dire adieu.

Mercredi

L’Angleterre est outrée par le procédé perfide et malhonnête de l’Allemagne qui a violé le territoire de la Belgique et de la Hollande, elle se déclare prête à marcher avec nous.

A 10 heures j’étais à Semarey, Fernand arrive à bicyclette porteur d’une dépêche officielle pour son père : c’est la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France. C’est aussi l’assurance bien nette du concours de l’Angleterre, sa marine est toute prête et elle mobilise son armée. A la garde de Dieu ! C’est l’Allemagne qui l’aura voulu, c’est elle qui en portera la terrible responsabilité. Nos jeunes gens sont admirables : chaque jour nous en voyons passer ; hier ou avant-hier, on ne sait plus comment on vit dans cette fièvre, j’étais à la grille avec Louis quand un groupe de jeunes gens vint à passer devant nous ; qq. uns connaissaient mon mari, ils ont jeté en passant « bonjour Mr Rérolle », moi je leur ai dit « bon courage le Bon Dieu vous aidera » à quoi l’un a répondu « le courage ne nous manque pas, vive l’armée ! » un autre voulant dire sans doute « à Berlin ! » a dit «à Moscou ! » mais l’intention y était. Et comme l’émotion m’étreignait, un des suivants le remarquant m’a dit : « il ne faut pas pleurer, nous sommes sacrifiés, tant pis ». Je ne puis rendre comme il faut le courage, l’énergie, le dévouement avec lequel ces deux mots « tant pis » ont été dit. Celà fait du bien de voir cet héroïsme chez ces jeunes gens de 25 ans peut-être. A peine rentrés au foyer, on les rappelle et ils repartent sans récriminer en braves : on est fiers d’eux ! que le Bon Dieu nous les garde !

Jeudi

Les réservistes passent en grande partie devant chez nous pour se rendre à Dijon. Tout à l’heure Louis a reconnu Chandioux de Tazilly. J’ai couru à la grille et j’ai pu lui dire bonjour ; tous sont pleins de courage.

Quelques télégrammes officiels nous donnent beaucoup d’espoir. Les Belges se défendent vaillamment et retardent les Allemands. Ah ! le brave petit peuple !

Toujours sans nouvelles de Tazilly. Je viens d’écrire à Marie.

Un télégramme d’Algérie de Berthe Lembezat disant : tout tranquille ici, donnez-moi des nouvelles.

Vendredi

Toujours des réservistes qui passent en longue file avec chevaux et voitures. Aujourd’hui il y en a de Roanne, de Clamecy, c’est la Nièvre qui défile en grande partie. Qq uns de nos soldats ont écrit à leur famille, ils sont pleins de courage et d’espoir et vont à la guerre une fleur à la boutonnière !

Samedi

Les Belges font des prodiges et ont mis 25 mille allemands hors de combat. Les Allemands sont pris au piège ; ils ont violé un territoire neutre pour nous tomber traîtreusement dessus et leur échec pourrait bien leur venir de la vaillance de ce petit peuple qui fait l’admiration de l’Europe.

Dimanche

A 7 heures ½ nous nous mettons en route pour Montoillot pour la messe de 8 heures, les uns à pied, les autres dans la voiture de la mule, les 2 garçons à bicyclette. Nous voyageons avec des réservistes conduisant chevaux et voitures. Ceux-là sont d’Autun, Mesvres et environ ; nous leur donnons qq. nouvelles qu’ils ignoraient et qui les réconfortent : la victoire des Belges, le débarquement d’Anglais à Calais, Dunkerque.

Mr le curé de Montoillot (l’abbé Camus) nous donne lecture d’une lettre de Mgr Monestir qui nous prodigue ses conseils et ses encouragements à prier de tout notre cœur pour le succès….

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Notes de Louise Rérolle :

Ici s’arrête ce petit journal de Mémé, il doit manquer des pages.

Au mur sud de l’église de Semarey, je suis allée lire la plaque à la mémoire des Morts pour la France 1914-1918 :

Et suivent, hélas, six autres noms…

Ce journal a été rédigé par Clémentine Rérolle (née de Laverchère, à Tazilly dans la Nièvre). Son mari Louis Rérolle était maire de Semarey. Ils s’étaient installés dans la maison de Pré d’Hin en 1912. Le téléphone y arrivait en 1913.